12

 

À une époque antérieure, le Pr Sullivan aurait été considéré comme un objet de luxe onéreux. Le coût de ses recherches équivalait à celui d’une petite guerre, et en vérité, on pouvait le comparer à un général perpétuellement en campagne contre un ennemi qui ne désarmait jamais. Cet ennemi, c’était la mer et elle combattait avec ses propres armes : le froid, l’obscurité, et surtout, la pression. Sullivan, de son côté, affrontait l’adversaire avec son intelligence et son savoir-faire d’ingénieur. Il avait remporté beaucoup de victoires, mais la mer était patiente : elle pouvait attendre. Sullivan savait qu’un jour ou l’autre, il commettrait une erreur. Au moins avait-il la consolation d’être sûr qu’il ne se noierait pas. Ce serait beaucoup trop rapide pour qu’il en ait le temps.

Il s’était refusé à s’engager dans un sens ou dans un autre quand Jan avait formulé sa requête, mais il savait d’avance quelle serait sa réponse finale. C’était l’occasion d’une expérience on ne peut plus intéressante. Malheureusement, il n’en connaîtrait jamais l’aboutissement. Enfin ! cela n’avait rien de nouveau dans le domaine de la recherche et il avait lancé d’autres programmes qui ne seraient pas achevés avant bien des décennies.

Le Pr Sullivan était un homme courageux et intelligent, mais quand il examinait rétrospectivement sa carrière, force lui était de reconnaître qu’elle ne lui avait pas apporté le genre de renommée qui fait vivre le nom d’un savant à travers les siècles. Et voilà que se présentait l’occasion, totalement inattendue, de faire entrer le sien dans l’Histoire par la grande porte. Il n’aurait avoué cette ambition à personne. Cependant, il fallait lui rendre cette justice : il aurait aidé Jan même si son rôle dans la conspiration avait dû rester à jamais ignoré.

 

Jan, quant à lui, se tâtait, à présent. La dynamique de sa découverte l’avait entraîné jusqu’au point où il en était arrivé sans que cela lui eût coûté beaucoup d’efforts. Il s’était documenté, mais n’avait rien entrepris de positif pour matérialiser son rêve. Mais dans quelques jours, il serait contraint de prendre sa décision. Si le Pr Sullivan acceptait de lui apporter son concours, il n’y aurait plus moyen de battre en retraite. Il lui faudrait faire face à l’avenir qu’il avait choisi avec toutes ses conséquences.

Finalement, ce qui lui fit sauter le pas fut l’idée que, s’il laissait passer cette chance incroyable, il ne se le pardonnerait jamais. Il passerait le reste de son existence à se vautrer dans de vains regrets – et rien ne pouvait être plus odieux que cette perspective.

La réponse de Sullivan lui parvint quelques heures après qu’il eut tranché. Cette fois, les dés étaient jetés. Sans hâte, parce qu’il avait encore tout son temps, il commença à mettre ses affaires en ordre.

 

« Ma chère Maïa – ainsi commençait la lettre –, ce que j’ai à t’apprendre te causera une certaine surprise – et c’est un euphémisme. Quand tu liras ces lignes, j’aurai quitté la Terre. Mais n’en déduis pas que je serai allé sur la Lune comme bien des gens. Non : je serai en route vers la planète des Suzerains. Je serai le premier homme à s’évader du système solaire.

« Je confierai cette lettre à l’ami qui m’aide dans mon entreprise. Il la conservera par-devers lui jusqu’au moment où il saura que mon plan – sa première phase, tout du moins – aura réussi. Il sera alors trop tard pour que les Suzerains fassent quelque chose. Je serai si loin et voyagerai à une telle vitesse que je doute qu’un ordre de rapatriement puisse me rattraper. Et même dans le cas contraire, il est hautement improbable que la nef soit capable de faire demi-tour pour rallier la Terre. D’ailleurs, je ne pense pas avoir suffisamment d’importance.

« Laisse-moi t’expliquer tout d’abord comment les choses se sont développées. Tu connais l’intérêt que je porte à la navigation spatiale et tu sais que j’ai toujours déploré qu’il nous soit interdit de nous rendre sur d’autres planètes et que nous soyons tenus dans l’ignorance de la civilisation des Suzerains. S’ils n’étaient pas intervenus, nous aurions sûrement déjà pu nous poser sur Mars et sur Vénus. J’admets qu’il est également probable que nous nous serions détruits avec les bombes à cobalt et les autres armes planétaires que le XXe siècle avait mises au point. Il y a cependant des moments où je regrette que nous soyons dans l’incapacité d’assumer nos responsabilités.

« Les Suzerains ont sans doute leurs raisons pour nous maintenir enfermés dans la nursery et ce sont sans doute d’excellentes raisons. Mais même si je les connaissais, je ne pense pas que cela changerait grand-chose à mes sentiments – ni à mes actes.

« Tout a effectivement commencé lors de la soirée chez Rupert. (Par parenthèse, il n’en sait rien bien qu’il m’ait mis sur la bonne piste.) Te rappelles-tu la séance idiote qu’il avait organisée et comment elle s’est terminée quand cette fille – j’ai oublié son nom – s’est évanouie ? J’avais demandé de quelle étoile les Suzerains sont originaires et la réponse a été : « NGS 549672. » En fait, je ne m’étais pas attendu à une réponse et, jusqu’à ce moment, j’avais pris toute cette affaire à la blague. Mais quand j’ai réalisé qu’il s’agissait d’une référence de catalogue astronomique, j’ai décidé de voir ça de plus près et j’ai constaté que l’étoile en question appartenait à la constellation de Carina. Or, l’une des rares données certaines que nous possédons en ce qui concerne les Suzerains est qu’ils sont venus de cette direction.

« Cela dit, je ne prétends savoir ni comment ni d’où cette information nous est parvenue. Quelqu’un a-t-il lu dans l’esprit de Rashaverak ? Même dans cette hypothèse, il serait assez invraisemblable que les Suzerains connaissent le numéro de code de leur étoile d’origine qui lui est attribué dans un de nos catalogues stellaires. Le mystère est total et je laisse aux gens comme Rupert le soin de le résoudre – s’ils le peuvent ! Il me suffit, quant à moi, de détenir ce renseignement et de pouvoir agir en fonction de lui.

« Grâce à l’observation des décollages des nefs, nous connaissons assez bien leur vitesse, maintenant. Leur accélération de départ est si phénoménale quand elles quittent le système solaire qu’elles doivent approcher la vélocité de la lumière en moins d’une heure. La déduction qui s’impose est que les Suzerains ont un moyen de propulsion agissant en bloc sur tous les atomes de leurs vaisseaux. Autrement, tout ce qui se trouverait à bord serait instantanément broyé. Pourquoi mettent-ils en œuvre des accélérations aussi colossales alors qu’ils ont tout l’espace à leur disposition et qu’ils pourraient prendre tout leur temps pour atteindre leur vitesse de croisière ? Ma théorie est la suivante : ils captent d’une façon ou d’une autre l’énergie de champ qui enveloppe les étoiles, ce qui les oblige à effectuer leurs manœuvres de démarrage et d’arrêt à proximité immédiate d’un soleil. Mais tout cela est secondaire…

« L’important, c’est de connaître la distance qu’ils ont à franchir et, par conséquent, la durée du voyage. NGS 549672 est à quarante années-lumière de la Terre. Comme la vitesse des nefs est égale à plus de 99 % de celle de la lumière, il doit prendre plus de quarante ans de notre temps. De notre temps : c’est là le point crucial.

« Tu as peut-être lu que de curieux phénomènes interviennent quand on atteint une vitesse voisine de celle de la lumière. Le temps lui-même s’écoule à un rythme différent, plus lentement, de sorte que quelques mois terrestres ne représenteraient pas plus de quelques jours sur les vaisseaux des Suzerains. Cet effet est absolument fondamental. Il a été découvert il y a plus d’un siècle par le grand Einstein.

« Je me suis livré à des calculs en me fondant sur ce que nous savons des caractéristiques de leur générateur stellaire, le stardrive, et en m’appuyant sur la théorie de la relativité. Pour les passagers d’une de ces nefs, le voyage Terre-NGS 549672 ne durera pas plus de deux mois alors que, dans le même laps de temps, il se sera écoulé quarante années sur la Terre. C’est un paradoxe, je le sais, mais si cela peut te consoler, les plus grands esprits se sont cassé les dents sur lui depuis qu’Einstein l’a formulé.

« L’exemple suivant te donnera peut-être une idée du genre de choses qui peuvent se produire et te fera comprendre plus clairement la situation. Si les Suzerains me renvoient directement sur la Terre, je n’aurai vieilli que de quatre mois à mon retour. Mais la Terre, elle, aura vieilli de quatre-vingts ans. Tu te rends donc compte, Maïa, que, quoi qu’il advienne, cette lettre est une lettre d’adieu…

« Je n’ai guère d’attaches qui me retiennent ici, tu ne l’ignores pas. Je peux donc partir sans remords. Je n’ai encore rien dit à Mère. Elle aurait eu une crise de nerfs et je n’aurais pas pu le supporter. C’est mieux ainsi. Bien que j’aie essayé de faire la part du feu depuis la mort de Père… mais à quoi bon remettre tout cela sur le tapis ?

« J’ai abandonné mes études et expliqué aux autorités universitaires que je devais m’installer en Europe pour des raisons de famille. Tout est réglé, tu n’as aucun souci à te faire.

« Tu dois sans doute penser que je suis fou car il semble impossible de s’introduire dans un vaisseau des Suzerains. Mais j’ai trouvé un moyen. C’est une occasion absolument inespérée et elle ne se représentera probablement plus : Karellen, j’en suis certain, ne commet jamais deux fois la même erreur. Connais-tu la légende du cheval de Troie qui permit aux soldats grecs de forcer les défenses de la cité ? Mais il y a dans la Bible un épisode qui illustre encore mieux le stratagème que j’ai imaginé… »

 

— Vous serez certainement plus à l’aise que Jonas, dit Sullivan. Il n’avait, que l’on sache, ni électricité ni sanitaire à sa disposition. Mais il vous faudra beaucoup de provisions et je vois que vous avez prévu de prendre de l’oxygène. Pourrez-vous en emporter assez pour tenir deux mois dans un espace aussi confiné ?

Il tapota du doigt les croquis minutieux que Jan avait étalés sur la table et que maintenaient, en guise de presse-papiers, le microscope et le crâne d’un improbable poisson.

— J’espère que l’oxygène ne sera pas nécessaire, répondit Jan. Nous savons que les Suzerains respirent notre air, mais ils ne semblent pas en raffoler et il se pourrait que leur atmosphère soit pour moi irrespirable. Quant au problème du ravitaillement, la narcosamine le résoudra. Il n’y a aucun risque. Quand nous serons en route, je m’administrerai une injection qui me rendra inconscient pendant six semaines, à quelques jours près en plus ou en moins. À ce moment-là, je toucherai presque au port. En fait, ce n’était pas tellement la nourriture et l’oxygène qui m’inquiétaient, mais l’ennui.

Le Pr Sullivan hocha rêveusement la tête.

— Oui, la narcosamine est un produit inoffensif et il est possible de la doser avec une très grande précision. Mais il vous faudra une sérieuse réserve de vivres. Quand vous vous réveillerez, vous claquerez de faim et vous serez maigre comme un clou. Supposez que vous mouriez d’inanition parce que vous n’aurez pas la force de vous servir d’un ouvre-boîtes ?

— J’y ai songé, répliqua Jan, quelque peu vexé. Je me nourrirai très classiquement de sucre et de chocolat.

— Parfait ! Je suis heureux de constater que vous avez étudié la question sous tous ses angles et que vous ne traitez pas cette affaire comme s’il s’agissait d’un exercice d’acrobatie susceptible d’être décommandé si les choses ne se passaient pas conformément à votre attente. Vous jouez avec votre vie, c’est votre droit, mais je n’aimerais pas me dire que je vous ai aidé à vous suicider.

Sullivan souleva distraitement le crâne de poisson et Jan posa la main sur le plan pour l’empêcher de s’enrouler.

— Heureusement, poursuivit l’ichtyologiste, le matériel dont vous avez besoin est standard et notre atelier sera en mesure de le fabriquer en quelques semaines. Et si vous changez d’avis entre-temps…

— Je n’en changerai pas.

 

« …J’ai examiné tous les risques de l’entreprise. Mon plan est apparemment sans faille. Au bout de six semaines, je sortirai de ma cachette à l’instar d’un vulgaire passager clandestin et je me livrerai. À ce moment, nous serons presque arrivés au terme du voyage et nous nous apprêterons à nous poser sur la planète des Suzerains.

« Dès lors, évidemment, la décision leur appartiendra. Il est probable qu’il me renverront sur la Terre par le premier vaisseau en partance. Mais je peux au moins espérer voir quelque chose. J’ai une caméra de quatre millimètres et des kilomètres de film. Ce ne sera pas ma faute si je ne peux pas m’en servir. Et, au pire, j’aurai apporté la preuve que l’on ne peut pas maintenir éternellement l’homme en quarantaine. J’aurai créé un précédent qui obligera Karellen à prendre une initiative quelconque.

« Voilà, ma chère Maïa, ce que j’avais à te dire. Je sais que je ne te manquerai pas énormément. Avouons-le franchement : les liens qui nous unissaient ont toujours été assez lâches. Et, maintenant que tu es mariée à Rupert, tu seras heureuse comme un poisson dans l’eau au sein de ton univers personnel. C’est en tout cas le vœu que je forme.

« Adieu, donc, et bonne chance. Ce sera avec plaisir que je ferai la connaissance de tes petits-enfants. Arrange-toi pour qu’ils soient au courant de l’aventure de leur arrière-grand-oncle.

« Ton frère affectionné

JAN »

Les enfants d'Icare
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